Écrire, une hâte fébrile

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Si certains alignent les mots dans l’extrême urgence, avançant rapidement sans se retourner un instant, ne reprenant leur souffle qu’à de rares moments tels des coureurs de marathon, pressés d’extirper d’eux tout ce qui se bouscule depuis le plus profond d’eux-mêmes, d’autres au contraire liment leurs mots, cisèlent chaque phrase mot après mot tel des orfèvres l’œil rivé à leur œilleton, reprenant toujours, barrant, effaçant, avançant à tâtons à la recherche du mot le plus juste pour exprimer une pensée qui se forme au fur et à mesure. Ils avancent puis reculent pour mieux progresser ensuite sur une route inconnue. Ils se vident d’un trop-plein tandis que les autres remplissent un vide, bâtissant lentement pierre à pierre un rempart qui les protégera peut-être.
Les premiers laissent reposer, comme une pâte qui lève, un premier jet avant de le reprendre et de le peaufiner rejoignant ainsi ceux qui lentement continuent d’avancer de correction en précision.

Il m’est arrivé à moi de perdre cette pulsion, ce désir d’un exercice quotidien de l’écriture. En ai-je vraiment souffert? Certainement. Et dans cette alternance de moments très forts de satisfaction, de plaisir profond d’avoir su extirper quelque chose des profondeurs et des ténèbres et malgré les moments bien plus nombreux de découragement et de désespoir de ne pas précisément parvenir à traduire ces lueurs entraperçues dans des moments propices, même si la balance n’est de loin pas équilibrée entre ces instants de doute et de satisfaction, cependant ce rythme régulier que je m’imposais me manque trop souvent.
Il me semble parfois avoir oublié ce que je cherchais. Et tout est à recommencer.

Il faut alors repartir, quitter le lieu des certitudes, renoncer à la protection de l’abri, qu’on s’était bâti, se remettre en route sans bagage vers un pays inconnu et espérer trouver le but dans l’avancée elle-même.

Écrire lentement sans plan, avançant pas à pas sans but précis peut-il mener quelque part? Un but se dessine-t’il dans cette marche lente, à tâtons ? Peut-on parvenir quelque part alors même que l’on ne sait pas où l’on voudrait aller? Est-ce l’avancée qui crée le but laissant peu à peu entrevoir le tracé d’un chemin?

Le but des voyages n’est pas toujours celui que l’on escomptait, que l’on entrevoyait au moment du départ, toute découverte est à ce prix.

Partir c’est quitter le lieu des certitudes, s’avancer sans protection vers un non-lieu ou une absence à la rencontre de l’ombre, c’est fuir la lumière des lieux trop connus, pour la poussière des chemins, c’est voguer sur des vagues incertaines.

 

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Les mots de ma langue

D’où  viennent mes mots ?

De quelle langue ancienne émergent les mots de cette langue hachée, blessée, hésitante, meurtrie ? De quels tréfonds inconnus de ma mémoire désordonnée ?

Le miroir argenté de la surface glacée d’un lac retient prisonnier les plus infimes manifestations d’une vie aquatique jusqu’à ce qu’un soudain dégel libère enfin les mouvements larvés, réveillant d’une torpeur profonde des vies engourdies et, comme sous la lentille grossissante d’un microscope, nous découvrons une vie frétillante et grouillante insoupçonnée jusque-là.

Écrire n’est-ce pas briser cette pellicule de glace sous laquelle nous maintenons enserrés nos peurs, nos terreurs les plus anciennes, extirper les mots d’un fond nébuleux fait de résidus de notre passé, se souvenir de profondes forêts où notre langue s’est frottée au  contact de la dureté rocheuse d’une matière minérale abrupte, n’est-ce pas faire apparaître des mots d’herbe et de mousse, des mots caillouteux ou volcaniques, des mots glacés du froid des profondeurs, des mots de vase, de marécages, et de boue surgis d’un magma primitif ?

Mais c’est aussi tenter d’attraper des éclats colorés de mots arcs-en-ciel.

Des mots d’une autre langue me remontent dans un souffle, faits de deuils lointains que je n’ai pas vécus, des mots à l’odeur d’écorce, de mousse et de feuilles mortes.

Je me souviens encore d’une langue qui flottait dans l’air chaud de l’été, ou sur les pentes enneigées des champs, une langue de l’enfance et de vacances.

Ne serions-nous pas toujours à la recherche de cette langue perdue oubliée et dans la tentative désespérée d’une traduction idéale sans y parvenir jamais d’où nos vains efforts sans cesse recommencés ? Dès que nous pensons nous être rapprochés , nous devons reprendre notre recherche pour parvenir au plus près de ce que nous ignorons, nous persistons à fouiller et creuser et parfois, si nous avons de la chance, nous découvrons ce que nous ne savions pas que nous cherchions.

Fragments

Je relis de vieux carnets, d’anciens cahiers remplis de phrases pas toutes achevées, de paragraphes entiers parfois, des tentatives à glisser dans des projets en cours. Mes cahiers se sont empilés au fil des ans sans que jamais je ne les relise. Relit-on ses brouillons ? Reprend-on des phrases tirées de ses lectures oubliées ? Cherche-t-on à utiliser des notes anciennes quand le temps a passé ? S’acharne-t-on à faire renaître des bribes de rêves enfouis, à reprendre des tentatives abandonnées ou des extraits de livres qu’on ne sait pas avoir lus, un jour ?

Me plongeant ainsi dans des époques passées de ma vie, je vais à la rencontre d’une personne que je ne reconnais pas, dont je ne sais pas si je l’ai connue un jour. Je ne suis pas centaine d’avoir gardé le souvenir de cette inconnue. Mais je suis bien obligée de penser qu’elle a été moi un jour puisque je possède toutes ces preuves écrites, ces fragments accumulés, attestant d’une activité quotidienne de lecture et d’écriture, peut-être la genèse d’un projet à venir demeuré dans les limbes, coincé entre toutes ces pages oubliées.

Une part de moi-même reste en sommeil dans un lieu où je n’avais plus accès, une chambre dont j’avais perdu la clé et je m’autorise à croire qu’à de rares moments je pourrais à nouveau éveiller quelques désirs passés.

Écrire au 19e siècle

Voilà ce qu’écrit George Sand en octobre 1849 à une jeune femme qui venait de lui envoyer son manuscrit :

 » Mademoiselle,

Si vous êtes pressée de savoir mon opinion, je suis tout à fait désolée; car je vais être forcée de numéroter votre manuscrit au 153. C’est-à-dire que j’ai 153 manuscrits à lire, qui m’ont été envoyés depuis six mois par des personnes inconnues, et c’est ainsi tous les ans.

Comme je suis forcée de travailler pour remplir divers genres de devoirs, il m’est impossible de n’être pas affreusement en arrière. Mais, quand j’aurai lu ces 153 manuscrits, qu’en ferai-je? Trouverai-je 153 éditeurs? Trouverai-je place dans la Revue indépendante, seul journal dont je connaisse le directeur particulièrement, pour 153 manuscrits? Il en a déjà au moins 100 que je lui ai fait passer pour les lire, et je doute que plus que moi il ait le temps de le faire. Probablement, s’il en choisit un, ce sera le meilleur et je désire vivement que ce soit le vôtre. Mais, dans tous les cas, j’aurai cette année 152 ennemis de plus qui penseront, les uns que je suis jalouse de ma réputation menacée par leur succès, les autres que je suis jalouse des personnes de mon sexe. »

Et de rajouter non sans cruauté ce post-scriptum à sa lettre :

« Si votre intention est de faire reprendre votre manuscrit chez moi et que je sois absente, comme il est probable, veuillez faire réclamer le n° 153, on le trouvera cacheté et en ordre. »

On peut se demander si les choses ont beaucoup changé?
Beaucoup de gens écrivaient.
Des femmes aussi, pour se voir adresser le même refus à peine poli et cruel alors qu’ils caressaient l’espoir d’être lus et publiés.

Ici c’est de la part de George Sand, une femme émancipée, libre, une des premières à avoir imposé une séparation à son mari, mais restant néanmoins sous tutelle en ce qui concernait son argent et ses biens, une femme de lettres reconnue.

Mais voilà tout cela se passe bien avant la lecture sur l’IPad ou le Kindle, avant l’édition numérique, qui aurait peut-être changé la vie de cette jeune femme et de bien d’autres auteurs, peut-être pas des écrivains,nous ne le saurons, mais des gens ayant l’envie de s’exprimer et d’écrire.

Aujourd’hui c’est sur un Ipad que j’ai accès à la correspondance de George Sand tandis que le débat sur le numérique bat son plein.

La première page

Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais la première page d’un roman a très souvent le pouvoir de me révéler un grand romancier ou un grand écrivain.

Ceux qui écrivent connaissent cette difficulté de trouver le bon début dans toutes les pages écrites, dans cet amoncellement de mots pas toujours dans le bon ordre. Il faut assembler, couper, déplacer des pans entiers.

Je me souviens de ces premières pages qui sont des prémisses d’un plaisir intense. Proust bien sûr mais aussi  « L’homme sans qualités » de Musil. Vous souvenez-vous :

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. »

C’est ce qui arrive avec les romans de Louise Erdrich :

 » Le fusil s’enraya après le premier coup de feu et le bébé resta debout, cramponné aux bords du berceau, les yeux fous, hurlant à plein poumons. « 

Et là, on se plaît à s’imaginer une chambre d’hôtel où sans être dérangé on pourra lire d’un trait ce roman jusqu’à la dernière page.

( « La malédiction des colombes » Louise Erdrich).