Revoir

Voir et revoir, sentir, entendre, rien n’est jamais vécu une seule fois. Toutes les images que j’ai emmagasinées attirent d’autres images qui tapissent le fond de ma mémoire et servent de guide à mes voyages intérieurs. Alors que je les croyais oubliées, elles ressurgissent à chacun de mes mouvements.
Entre présence et absence, entre connaissance et oubli, une image s’échappe de temps à autre d’un fonds d’oubli.
Dans le même mouvement les faits viennent à moi et s’éloignent comme repoussés par une trop grande proximité. Je n’en ai jamais fini avec les moments de ma vie, les événements les plus minimes tourbillonnent autour de moi, infernal manège dont je ne parviens pas à enrayer le mécanisme.
Des couches entières se superposent et sédimentent ma mémoire encombrée, mais il m’arrive aussi de voir briller quelques pépites dans ces associations inattendues où se confondent mes rêves, mes fantasmes, des faits réels et des souvenirs fabriqués. Je dispose à loisir d’une palette de couleurs et de matières comme un peintre dans sa recherche incessante. De découvertes magiques ou incongrues, entre flux et reflux, dans un brouillage de tous mes sens, les couleurs de ma vie explosent.

Karel Appel

Karel Appel Musée d’Art Moderne Paris

Karel Appel-2

Karel Appel

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Karel Appel

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petites scènes

Locataires du Familistère de Guise

Locataires du Familistère de Guise

Scène dans un Ehpad
Des tables, des chaises, des fauteuils roulants, des pensionnaires et des visiteurs.
Ce sont ces derniers qui, certains après-midi, se retrouvent dans cet espace, rassemblent tables et chaises pour parler entre eux. Entre chaque visiteur, un fauteuil roulant occupé par des vieux ( enfin plutôt des vieilles, les vieux eux sont beaucoup moins nombreux) ceux dorment la plupart du temps. Et ce sont les autres qui parlent, jacassent, papotent une bonne partie de l’après-midi. Ils finissent par se connaître à force de venir les mêmes jours, aux mêmes heures entrent visite à leurs vieux parents. C’est le dernier salon où l’on cause , la version 21e siècle du salon de la Du Deffand.

Voici un extrait d’une de ses lettres, qui témoigne, on le voit, d’une humeur noire. Madame du Deffand, tante de Julie de Lespinasse (voir infra), a l’humeur “vaporeuse”, selon le vocabulaire du temps, entendez dépressive : “J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi, hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude… et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires ; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions ; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée.” (Madame du Deffand, Lettre à Horace Walpole, 20 octobre 1766). Comme sa nièce Julie, elle s’adonne à l’opium.

imageMadame du DeffandEt peut-être certaines de ces vieilles femmes et de ces vieux dont les sens peu à peu s’atrophient, eux dont personne ne s’occupe vraiment, perçoivent-ils cet abîme de mauvaise conscience dans lequel glissent ceux et celles qui viennent leur tenir compagnie, ces visiteuses du salon de Mme du Deffand?

Etonnement

D’où viennent nos étonnements ?

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Étonnement devant la subtilité de la représentation du corps d’Hermaphrodite, féminin selon qu’on se place d’un côté, masculin si l’on change d’angle de vue. Pour comprendre et voir ce qui se révèle, il faut se déplacer, faire quelques pas de côté, contourner ce corps étendu.

Étonnement devant la douceur des lignes, des courbes d’un corps endormi féminin-masculin qui s’abandonne et révèle ce qui pourrait rester caché.

Admiration devant cet art de suggérer la dualité, cette subtilité de la représentation.

Étonnement et admiration devant cette « statue énigmatique d’une inquiétante beauté » dit Théophile Gautier. Mais qu’est-ce qui troublait à ce point Théophile Gautier ?

Toute l’équivoque, tout ce qui semble différent et ne l’est que tant qu’on ne se déplace pas un peu afin que les contraires, les opposés se rejoignent et se mêlent dans le but de nous en apprendre un peu plus sur nous, et de nous faire découvrir, en faisant ce pas de côté, ce qui en nous s’oppose, ce qui a les apparences d’une opposition.

Nos mémoires se souviennent-elles de ce qui en nous était à la fois homme et femme, nuit et jour, somnolence et éveil, nuage et soleil, froid et chaud, oubli et réminiscence, légende et réalité, agitation et repos? C’est cette accumulation de contraires qui produit ce que nous sommes et l’ apparente ambivalence de notre vie.

Mais c’est avec un peu de chance qu’il nous arrive de parvenir à concilier nos contraires.

Hermaphodite au Louvre-Lens

Apprendre à regarder

Je poursuis ma route longeant des trottoirs encombrés, traversant des places bruyantes où tout s’agite dans tous les sens possibles, contournant les obstacles de toutes sortes, râlant contre les flâneurs qui lambinent et m’empêchent d’avancer à mon rythme, énervée par ceux qui s’arrêtent, se retournent, regardent ailleurs en reculant, et je cherche à suivre dans la foule les plus déterminés à avancer coûte que coûte, je me mets dans leurs pas, dans les sillons qu’ils tracent, mais bientôt nos routes obliquent et je suis obligée de recommencer à me frayer un passage.

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Puis c’est la lumière distribuée par de grands panneaux de verre. C’est le surgissement de la couleur dans des portraits et des paysages accrochés sur les murs autour de moi. C’est mon reflet dans de grands miroirs qui fracturent l’espace et reflètent mon image. Le calme est revenu . Je retrouve la bonne distance pour regarder,  je vois les autres qui déambulent autour de moi, mes yeux peuvent voir toutes les étapes du travail du peintre qui, lui, gratte, racle, arrache construit et déchire avant de trouver l’assemblage le plus juste des lignes et des couleurs pour offrir ses images à notre contemplation.

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Le temps épineux, heurté et trop pesant de mon déplacement s’est brusquement ralenti comme dans une séquence de film, tout est lenteur et silence autour de moi. Un silence fait de chuchotements et de murmures, autant de choses proches qui m’enveloppent, mais n’altèrent pas mon regard. Mon œil s’ouvre et se dilate, j’ajuste ma vision pour voir les traces des gestes si précis du peintre.

« Tout est enraciné dans le monde, tout est relié d’une manière ou d’une autre à l’expérience ». Gerhard Richter     (Beaubourg)20120829-150150.jpg

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Écrire au 19e siècle

Voilà ce qu’écrit George Sand en octobre 1849 à une jeune femme qui venait de lui envoyer son manuscrit :

 » Mademoiselle,

Si vous êtes pressée de savoir mon opinion, je suis tout à fait désolée; car je vais être forcée de numéroter votre manuscrit au 153. C’est-à-dire que j’ai 153 manuscrits à lire, qui m’ont été envoyés depuis six mois par des personnes inconnues, et c’est ainsi tous les ans.

Comme je suis forcée de travailler pour remplir divers genres de devoirs, il m’est impossible de n’être pas affreusement en arrière. Mais, quand j’aurai lu ces 153 manuscrits, qu’en ferai-je? Trouverai-je 153 éditeurs? Trouverai-je place dans la Revue indépendante, seul journal dont je connaisse le directeur particulièrement, pour 153 manuscrits? Il en a déjà au moins 100 que je lui ai fait passer pour les lire, et je doute que plus que moi il ait le temps de le faire. Probablement, s’il en choisit un, ce sera le meilleur et je désire vivement que ce soit le vôtre. Mais, dans tous les cas, j’aurai cette année 152 ennemis de plus qui penseront, les uns que je suis jalouse de ma réputation menacée par leur succès, les autres que je suis jalouse des personnes de mon sexe. »

Et de rajouter non sans cruauté ce post-scriptum à sa lettre :

« Si votre intention est de faire reprendre votre manuscrit chez moi et que je sois absente, comme il est probable, veuillez faire réclamer le n° 153, on le trouvera cacheté et en ordre. »

On peut se demander si les choses ont beaucoup changé?
Beaucoup de gens écrivaient.
Des femmes aussi, pour se voir adresser le même refus à peine poli et cruel alors qu’ils caressaient l’espoir d’être lus et publiés.

Ici c’est de la part de George Sand, une femme émancipée, libre, une des premières à avoir imposé une séparation à son mari, mais restant néanmoins sous tutelle en ce qui concernait son argent et ses biens, une femme de lettres reconnue.

Mais voilà tout cela se passe bien avant la lecture sur l’IPad ou le Kindle, avant l’édition numérique, qui aurait peut-être changé la vie de cette jeune femme et de bien d’autres auteurs, peut-être pas des écrivains,nous ne le saurons, mais des gens ayant l’envie de s’exprimer et d’écrire.

Aujourd’hui c’est sur un Ipad que j’ai accès à la correspondance de George Sand tandis que le débat sur le numérique bat son plein.

La première page

Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais la première page d’un roman a très souvent le pouvoir de me révéler un grand romancier ou un grand écrivain.

Ceux qui écrivent connaissent cette difficulté de trouver le bon début dans toutes les pages écrites, dans cet amoncellement de mots pas toujours dans le bon ordre. Il faut assembler, couper, déplacer des pans entiers.

Je me souviens de ces premières pages qui sont des prémisses d’un plaisir intense. Proust bien sûr mais aussi  « L’homme sans qualités » de Musil. Vous souvenez-vous :

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. »

C’est ce qui arrive avec les romans de Louise Erdrich :

 » Le fusil s’enraya après le premier coup de feu et le bébé resta debout, cramponné aux bords du berceau, les yeux fous, hurlant à plein poumons. « 

Et là, on se plaît à s’imaginer une chambre d’hôtel où sans être dérangé on pourra lire d’un trait ce roman jusqu’à la dernière page.

( « La malédiction des colombes » Louise Erdrich).


Mettre à l’abri

En ouvrant « Un captif amoureux » de Jean Genet, j’ai trouvé cette phrase, une citation en forme de note manuscrite en tête des épreuves :

« Mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles,car elles sont dans le désert, où il faut aller les chercher. »

Lorsque le quotidien m’hypnotise au point que je ne trouve rien à inventer,  que le découragement et la force d’inertie l’emportent, que la mémoire des sensations vécues se dissipe, et qu’elles s’évanouissent alors comme les rêves du petit matin…

Penser à me souvenir de cette phrase.




L’hiver 1829

L’hiver 1829

Je  ne résiste pas au plaisir de vous citer ce passage de la correspondance de la Marquise inconnue avec Chateaubriand sur les frimas  de l’hiver 1829

Madame la Marquise de V… à Chateaubriand le 23 janvier 1829 :

« L’hiver a pourtant des rigueurs extraordinaires ; cette nuit, il est tombé près de deux pieds de neige, et me voilà renfermée pour quelques jours.(…) On ne voit ni ciel, ni terre, ni rivière, ni montagnes ; on ne distingue plus que quelques traits noirs sur la blancheur de la neige ; l’horizon est à dix pas. Les eaux sont enchaînées ; nul vent ne souffle. On n’entend point de bruit. L’air est glacé. Mais mon cœur joyeux bat plus vite, à l’espoir de votre prochain retour qui m’est encore rendu, et ce deuil de la nature n’offre à mes regards satisfaits qu’un spectacle agréable et nouveau. Un feu brillant égaie ma chambre. De gros bouquets de roses, de narcisses, et de violettes, en parfument l’air, et mon cher Piétrino , ravi de me revoir, chante sa plus longue chanson de montagne. »

Piétrino est un rouge-gorge qui vient rendre visite l’hiver à la Marquise comme elle le précise ensuite.

Mais que valait le pied à cette époque là ?