Il s’est ancré en moi certains traits de toutes les maisons que j’ai connues, celles de ma famille, peu nombreuses, à Paris ou en Alsace, les miennes ou celles de mes amis que j’ai partagées quelques jours avec eux, toutes celles que j’ai imaginées en lisant Balzac, Tolstoï, Chateaubriand ou Duras et tous les écrivains que j’aimais. Ils m’invitaient dans leur maison ou celle de leurs personnages, je partageais leurs lieux le temps de ma lecture, à Balbec, ou à Combourg. Toutes celles aussi dont j’ai rêvé, où j’ai imaginé vivre pendant quelques instants.
Elles reflètent parfois les traits de leurs propriétaires, tolèrent une approche discrète de la personnalité de chacun d’eux. Vides ou saturées d’objets, remplies d’étagères et de bibliothèques bourrées de livres ou de bibelots, elles indiquent bien sûr le milieu social et les goûts de leurs habitants, mais disent aussi contre quoi nous voulons tous nous préserver, ce qui ne doit pas pénétrer dans ce lieu protégé, ce que nous craignons venant de l’extérieur. J’ai en moi des façades fleuries derrière lesquelles je cache mes déceptions les plus secrètes, j’ai des toits qui m’abritent et me protègent des intempéries, j’ai des chambres cachées, des abris en coin et recoins tapissés de rideaux et de lourdes couvertures, et j’ai des fenêtres qui s’ouvrent sur un ciel infini, sur des prés toujours verdoyants, j’ai des portes que j’ouvre ou referme selon mes humeurs, des escaliers intérieurs qui mènent vers des soupentes, et des mansardes poussiéreuses.
J’ai en moi d’immenses baies vitrées qui s’ouvrent sur des montagnes aux sommets enneigés, de larges fenêtres aux percées béantes mais aussi de minuscules lucarnes découpant un espace exigu dans le ciel, et des fenêtres étroites dans des maisons très anciennes.
On les trouve tout au bout de sentiers sombres dans des forêts de sapins, ou bien près d’un ruisseau, d’une rivière, à quelques pas de la mer ou des pistes enneigées des flancs de montagne, que ce soient des refuges de montagne rudimentaires mais tellement bienvenus après tant d’efforts pour y accéder, ou des maisons radieuses dans des îles grecques au bord de la mer Égée, pénétrées de soleil, aux terrasses brûlantes j’y trouve le repos et le soulagement après une marche harassante ou un voyage mouvementé.
L’écriture est-elle susceptible de me rendre ces maisons ? Peut-elle mettre au jour l’influence qu’elles ont eue sur moi au moment même où je les occupais ? Comment faire renaître l’atmosphère particulière de chacune d’elles?
Aucune photo ne me rendra jamais ces fragments de temps que j’ai laissés entre tous ces murs. Écrire c’est jeter des pierres pour retrouver mon chemin, c’est retrouver une géographie, une carte un peu effacée de mes parcours.
Comme le vent soulève la poussière du chemin à notre passage, parfois nous sera révélé longtemps après, quand on ne s’y attend pas, au détour d’un chemin, un parfum familier, quelques notes de musique, les traits d’un visage, ou un mot entendu en passant alors des images surgiront, avec elles des émotions restées entre les murs de ces maisons anciennes.