L’enfance des lieux

Un jour j’ai fait un film, un documentaire sur la village d’origine de la famille de ma mère. J’ai passé toutes mes vacances hiver comme été dans ce village. Là habitaient mes grands-parents maternels, mes oncles et tantes, mes cousins, là mes parents ont pris plus tard leur retraite. J’avais interviewé des habitants, ceux qui avaient quitté leur village d’enfance, étaient partis ailleurs pour faire leur vie et étaient revenus ici passer leurs vieux jours après une très longue absence.

J’avais interviewé dans le cimetière juif du village un homme rescapé des camps de concentration. « Je sais où sont tous mes meubles » m’avait dit cet homme, devenu adjoint au maire du village.

J’y retourne souvent voir ma mère à l’Ehpad, la réalité lui échappe désormais.

Le village de ma famille s’appelle Sarre-Union. Le vieux cimetière juif est en face de l’Ehpad. On y accède par une petite route.

J’y suis retournée. La neige et la pluie se mêlaient. Il faisait froid. C’était encore l’hiver dans toute sa rigueur.

Un homme est venu depuis la Meuse, il est responsable du cimetière juif de sa commune. Il a été ainsi que sa femme un « enfant caché ». Un couple avec deux jeunes adolescentes. Ils sont sur le chemin de retour à Strasbourg. Ils n’ont pas pris leurs manteaux en sortant de voiture, sont transis de froid et grelottent, mais n’arrivent pas à quitter le lieu. « C’est toute la société qui est atteinte », me dit la mère. Les adolescentes restent muettes, elles regardent. Une femme d’un village voisin avec sa mère. Elle est indignée, en colère, elle parle de la municipalité et des élections. Puis le représentant des juifs du village dont toute la famille est enterrée dans le cimetière est là ainsi qu’un couple de gens âgés. La femme parle en alsacien: « ça fait mal ».

Je me souviens encore.

La luge, le vélo, le papier journal dans des chaussures trempées par la neige, les balades le long de la Sarre, et cette langue apprise dans les jeux, cet alsacien avec lequel ma mère à Paris,  commençait ses phrases pour les terminer en français voyant que les gens ne la comprenaient pas. Tout est toujours là et tout est brisé en mille morceaux, comme ici les pierres et les marbres éclatés. Je pleure aujourd’hui sur ces éclats de moi-même éparpillés dans l’herbe sur toute la surface du cimetière, sur ces morceaux qui gisent là, sur mes souvenirs souillés et endoloris. Je ne suis pas née à Sarre-Union. Ma mère oui, mes grands-parents maternels aussi, mes oncles et tantes, mes cousins et leurs enfants aussi.

Je venais dans ce village en vacances. Chaque année, toutes les vacances scolaires. Je ne suis pas de ce village. J’y reviens pour ma mère régulièrement. J’ai pris des photos, mais pas plus que toutes celles que j’avais vues auparavant elles ne rendent compte de ce qu’on voit ici. De la douleur de cette vision, de l’acte de voir, et de la présence douloureuse dans ce lieu profané.

Cimetière Sarre-Union

Cimetière Sarre-Union

Cimetière Sarre-Union

Cimetière Sarre-Union

Cimetière Sarre-Union

Cimetière Sarre-Union

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petites scènes

Locataires du Familistère de Guise

Locataires du Familistère de Guise

Scène dans un Ehpad
Des tables, des chaises, des fauteuils roulants, des pensionnaires et des visiteurs.
Ce sont ces derniers qui, certains après-midi, se retrouvent dans cet espace, rassemblent tables et chaises pour parler entre eux. Entre chaque visiteur, un fauteuil roulant occupé par des vieux ( enfin plutôt des vieilles, les vieux eux sont beaucoup moins nombreux) ceux dorment la plupart du temps. Et ce sont les autres qui parlent, jacassent, papotent une bonne partie de l’après-midi. Ils finissent par se connaître à force de venir les mêmes jours, aux mêmes heures entrent visite à leurs vieux parents. C’est le dernier salon où l’on cause , la version 21e siècle du salon de la Du Deffand.

Voici un extrait d’une de ses lettres, qui témoigne, on le voit, d’une humeur noire. Madame du Deffand, tante de Julie de Lespinasse (voir infra), a l’humeur “vaporeuse”, selon le vocabulaire du temps, entendez dépressive : “J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi, hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude… et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires ; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions ; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée.” (Madame du Deffand, Lettre à Horace Walpole, 20 octobre 1766). Comme sa nièce Julie, elle s’adonne à l’opium.

imageMadame du DeffandEt peut-être certaines de ces vieilles femmes et de ces vieux dont les sens peu à peu s’atrophient, eux dont personne ne s’occupe vraiment, perçoivent-ils cet abîme de mauvaise conscience dans lequel glissent ceux et celles qui viennent leur tenir compagnie, ces visiteuses du salon de Mme du Deffand?