J’ai trouvé une table et un banc sous un érable face à la petite église toute blanche du Kirchberg, à une altitude de plus de 340 mètres au-dessus des villages. Elle a été restaurée récemment. Un endroit paisible éloigné des rumeurs qu’on perçoit pourtant dans le lointain lorsque l’on prête l’oreille. C’est là que je m’installe pour y écrire des notes, des phrases décousues, des notations et des fragments pour exprimer un besoin, pas toujours très pressant, d’écrire. Pour essayer d’attraper quelques mots.
Comme tous les jours je me suis évadée. Si je veux rester encore un peu en compagnie de ma mère, je dois m’éloigner régulièrement de sa maison pour ne pas suffoquer. Elle joue, sans vraiment en être consciente, les très vieilles dames insupportables, ne fait plus rien, perd la mémoire immédiate, s’accommode d’une passivité amorphe et certainement dépressive. Je m’enfuis chaque jour, c’est le prix de ma survie.
Descendre au cœur même de la tristesse et du découragement, les laisser tels des insectes bourdonnants envahir l’espace, se coller sur les murs du jardin et se répandre autour des haies. Peut-être finiront-ils par s’envoler me laissant, soulagée et tranquille, consolée à la vue de ces minuscules points qui s’éloignent à l’horizon. Je goûterai alors le silence, la vacuité de l’absence, cette délivrance qui me laissera étourdie.
Dans le jardin de la maison de ma mère, je lutte contre le poids de sa présence dans une pièce de la maison. Elle est perdue dans des pensées vagues et jamais dîtes, regarde ses mains pendant des heures,et sans la voir, je devine ses gestes. Elle caresse le dos de ses mains, est-ce pour vérifier qu’elle est encore en vie ? Pour se rassurer parce que sa peau la protège encore ? Pour constater l’inexorable apparition de ces vilaines taches brunes ? Le sentiment de sa présence muette retient les mots qui ne viennent pas sur ma page. Le déjà mort. Toutes ces vies qui n’ont pas eu lieu, tous ces moments dans nos vies qui n’ont pas existé, empêchent les mots de venir. Déni, frustration, non-vécu, non-dit, c’est tout cela qui emplit l’air de la maison et du jardin. Ses chagrins, ses frustrations, ses regrets tout ce qu’elle ne peut pas dire clôt mes lèvres et sature l’atmosphère.
Je suis devenue, par une mystérieuse opération de renversement du temps, une sorte de tutrice de ma mère, je garde un œil ouvert simultanément bienveillant et méfiant sur chacun de ses gestes, guettant dans ses paroles la trace d’une incohérence, d’une confusion que, dans son acharnement à les nier l’une et l’autre, si bien qu’elle rend difficile presque impossible toute aide que nous pourrions lui porter.
Ne pas perdre pied. Faire comme si elle avait raison quand elle ne sait plus, ne se souvient plus ou se souvient trop bien n’avoir pas vu untel de la journée qui est pourtant passé la voir. Ça n’est pas vrai, si je te le dis. Si tu me le dis! Faire comme si. Ne rien ajouter à ses dénégations.
Je me tais et je n’écris pas. Est-ce la même chose ? Je ne veux pas écrire sur, à propos, à cause de ma mère ou pour elle. Pourtant, j’aligne quelques mots maladroitement pour dire que je ne peux pas, que je ne veux pas, je tente de vaincre mon dégoût, mon hostilité à qui ? À quoi ? Peut-être n’ai-je que ça à dire, le reste, toute construction, toute invention d’un personnage sonne creux à mon oreille en ce moment. Tous les personnages que je peux extraire de moi s’éloignent les uns après les autres, trop différents, trop proches de ce que je suis en ce moment. Pas dans le bon ton en tout cas. Ils sonnent faux. Peut-être que j’ai à (que je dois) lâcher ce que je retiens encore. Je suis bien élevée, j’ai gardé le sens de certaines conventions, j’ai des retenues littéraires qui m’étouffent et gèlent les mots qui sont en moi. » La mer gelée en nous » dont parlait Kafka. (http://editions-hache.com/kafka/kafka1.html)
Presque un personnage de fiction cette femme qui dit je et parle de sa mère. Il suffirait de peu de choses pour que l’histoire ait lieu, pour qu’une fiction existe et que les lieux, les personnages aient une existence propre.
Photos Mathias Walter (Errances en Alsace, juillet 2013. Storylines)