Le Kirchberg, réminiscence

Errances en Alsace, juillet 2013. Storylines.

Le kirchberg. Errances en Alsace, juillet 2013. Storylines.

 

Le kirchberg. Errances en Alsace, juillet 2013. Storylines.

 

J’ai trouvé une table et un banc sous un érable face à la petite église toute blanche du Kirchberg, à une altitude de plus de 340 mètres au-dessus des villages. Elle a été restaurée récemment. Un endroit paisible éloigné des rumeurs qu’on perçoit pourtant dans le lointain lorsque l’on prête l’oreille. C’est là que je m’installe pour y écrire des notes, des phrases décousues, des notations et des fragments pour exprimer un besoin, pas toujours très pressant, d’écrire. Pour essayer d’attraper quelques mots.

Comme tous les jours je me suis évadée. Si je veux rester encore un peu en compagnie de ma mère, je dois m’éloigner régulièrement de sa maison pour ne pas suffoquer. Elle joue, sans vraiment en être consciente, les très vieilles dames insupportables, ne fait plus rien, perd la mémoire immédiate, s’accommode d’une passivité amorphe et certainement dépressive. Je m’enfuis chaque jour, c’est le prix de ma survie.

Descendre au cœur même de la tristesse et du découragement, les laisser tels des insectes bourdonnants envahir l’espace, se coller sur les murs du jardin et se répandre autour des haies. Peut-être finiront-ils par s’envoler me laissant, soulagée et tranquille, consolée à la vue de ces minuscules points qui s’éloignent à l’horizon. Je goûterai alors le silence, la vacuité de l’absence, cette délivrance qui me laissera étourdie.

Dans le jardin de la maison de ma mère, je lutte contre le poids de sa présence dans une pièce de la maison. Elle est perdue dans des pensées vagues et jamais dîtes, regarde ses mains pendant des heures,et sans la voir, je devine ses gestes. Elle caresse le dos de ses mains, est-ce pour vérifier qu’elle est encore en vie ? Pour se rassurer parce que sa peau la protège encore ? Pour constater l’inexorable apparition de ces vilaines taches brunes ? Le sentiment de sa présence muette retient les mots qui ne viennent pas sur ma page. Le déjà mort. Toutes ces vies qui n’ont pas eu lieu, tous ces moments dans nos vies qui n’ont pas existé, empêchent les mots de venir. Déni, frustration, non-vécu, non-dit, c’est tout cela qui emplit l’air de la maison et du jardin. Ses chagrins, ses frustrations, ses regrets tout ce qu’elle ne peut pas dire clôt mes lèvres et sature l’atmosphère.

Je suis devenue, par une mystérieuse opération de renversement du temps, une sorte de tutrice de ma mère, je garde un œil ouvert simultanément bienveillant et méfiant sur chacun de ses gestes, guettant dans ses paroles la trace d’une incohérence,  d’une confusion que, dans son acharnement à les nier l’une et l’autre, si bien qu’elle rend difficile presque impossible toute aide que nous pourrions lui porter.

Ne pas perdre pied. Faire comme si elle avait raison quand elle ne sait plus, ne se souvient plus ou se souvient trop bien n’avoir pas vu untel de la journée qui est pourtant passé la voir. Ça n’est pas vrai, si je te le dis. Si tu me le dis! Faire comme si. Ne rien ajouter à ses dénégations.

Je me tais et je n’écris pas. Est-ce la même chose ? Je ne veux pas écrire sur, à propos, à cause de ma mère ou pour elle. Pourtant, j’aligne quelques mots maladroitement pour dire que je ne peux pas, que je ne veux pas, je tente de vaincre mon dégoût, mon hostilité à qui ? À quoi ? Peut-être n’ai-je que ça à dire, le reste, toute construction, toute invention d’un personnage sonne creux à mon oreille en ce moment. Tous les personnages que je peux extraire de moi s’éloignent les uns après les autres, trop différents, trop proches de ce que je suis en ce moment. Pas dans le bon ton en tout cas. Ils sonnent faux. Peut-être que j’ai à (que je dois) lâcher ce que je retiens encore. Je suis bien élevée, j’ai gardé le sens de certaines conventions, j’ai des retenues littéraires qui m’étouffent et gèlent les mots qui sont en moi. » La mer gelée en nous » dont parlait Kafka. (http://editions-hache.com/kafka/kafka1.html)

Presque un personnage de fiction cette femme qui dit je et parle de sa mère. Il suffirait de peu de choses pour que l’histoire ait lieu, pour qu’une fiction existe et que les lieux, les personnages aient une existence propre.

 

Photos Mathias Walter (Errances en Alsace, juillet 2013. Storylines)

 

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Ombre et lumière

L’enfant n’avait jamais aimé l’ombre, l’irruption passagère d’une ombre l’inquiétait comme pouvait l’inquiéter le passage inopiné d’un nuage dans un ciel d’été si bleu alors que rien ne présageait l’arrivée d’une grisaille dont elle ne savait se défendre. Cela ressemblait à une menace, un pressentiment ou plus exactement le souvenir tourmenté d’un événement qui, s’il n’avait jamais eu lieu, aurait cependant pu advenir. Et la seule perspective ou probabilité de cet événement qu’elle ne connaissait pas l’effrayait. Une masse sombre, compacte comme ce nuage qui passait.

La femme venait de faire quelques pas sur la chaussée encore mouillée. La pluie s’était arrêtée aussi brusquement qu’elle avait commencé pour faire place aux chauds rayons du soleil de l’été naissant.

Elle repensait.

Elle s’arrêta un bref instant au milieu du trottoir obligeant les badauds à la contourner en manifestant leur mécontentement. Ils sont tous si pressés, se disait-elle, où vont-ils donc?  Où comptent-ils se rendre si vite?

Elle venait de se souvenir, revoyait cette lueur si  particulière d’une lointaine journée d’été, où ombre et lumière alternaient dans le ciel d’orage. Ce n’était pas l’orage que l’enfant craignait, se disait-elle, mais ce qu’il représentait, ce  violent surgissement de sensations enfouies, l’apparition de ce qui aurait dû rester caché et qui tentait de venir au jour.

L’enfant attendait le vent. Elle souhaitait cette bourrasque qui balayerait en quelques secondes toute menace imprécise.

L’enfant qu’elle était encore s’agitait toujours au souvenir lointain de cet affolement.

Nocturne musical

L’excessive chaleur de ces derniers jours a ramolli les corps et les esprits rendant chaque démarche laborieuse et tout travail insupportable. Une tension règne en permanence entre les êtres. La pluie ne vient pas. Chacun s’enferme dans une somnolence hostile. L’énergie s’est retirée d’un monde devenu léthargique tandis qu’elle se sent envahie d’une étrange pitié pour ce monde indolent.

Elle a quitté la ville depuis quelques jours et partage la vie d’amis qu’elle a rejoints dans leur maison en Provence.

Un quatuor à vents et une contrebasse jouent une transcription de Beethoven dans la cour du château de L’Empéri. Les rayons d’un soleil couchant rasent les murs. Les notes chaudes de la clarinette caressent les pierres. Un peu plus tard le hautbois entame un solo tout juste accompagné du chant aigu d’une cigale. Puis vient la lente descente, légère et aérienne jusqu’au pianissimo.

Les mouvements du corps sont rendus douloureux par l’air surchauffé qui règne même la nuit, les pensées et les rêves deviennent des mirages à l’horizon des journées où tous sont envahis de cette douce somnolence qui ramène à la surface les images enfouies dans les profondeurs les plus intimes. Les sens aiguisés font parfois naître les délires. Les nuits sont pleines de gémissements, de pleurs d’enfants, de lamentations derrière les fenêtres ouvertes et les rideaux qu’aucun souffle d’air n’agite.

Elle ne parvient pas à s’endormir, malgré la chaleur, ne trouve pas la fraîcheur nécessaire pour son corps moite de transpiration. Ses amis exercent une surveillance amicale qui lui pèse, mais dont elle ne peut se détacher complètement. Comme une somnambule, elle se laisse mener chaque jour du matin au soir avec un peu de répit et de solitude au moment de la sieste quand la chaleur est à son apogée. Ce soir elle est allée seule au concert, ses amis n’avaient pas le courage de monter jusqu’au château.

La nuit est longue et tellement chaude que l’espoir de trouver un peu de fraîcheur a presque disparu. Elle se lève, descend les quelques marches qui séparent la terrasse de la chambre du jardin. « Que faire lorsque les promesses se sont épuisées, lorsque nous vivons à côté de nos émotions et de nos sentiments ? Une vie parallèle sans espoir de nouveauté, d’aventure. Mais une vie où le besoin d’agir, de sentir, de se mouvoir n’ont pas disparu. », se dit- elle.

Elle s’égare et cherche à se repérer, fouillant dans ce qui se cache, dans l’intime de son être, entre les parois les plus perméables, sondant le silence de ses émotions et de ses sensations perdues ou oubliées. Aucune nostalgie n’alimente cette recherche incessante, elle veut revivre et goûter encore et encore les émotions qui l’ont fait vibrer, bousculant son univers sans heurt sur un chemin trop souvent plat où l’anesthésie des sens l’a conduite. C’est ainsi qu’elle repense à ses sensations vécues, cherchant à en recréer la véritable saveur, alors qu’elle n’a que trop souvent l’impression de n’éprouver plus rien et d’être devenue une femme sans émotion. Insensibilisée au point de ne pas pouvoir recréer en elle ce qui était déjà né une fois, d’éveiller ce qui s’y trouve à l’état somnolent dans l’attente de la moindre sollicitation, de ne plus pouvoir provoquer une excitation nouvelle, de ne pouvoir libérer ces instants retenus, des instants gelés, pensait-elle

On ne choisit pas ce qui sort de soi, se disait-elle. On est de soi-même le premier lecteur étonné, agacé, ravi et souvent mécontent. Un livre est souvent contraire à celui qui l’écrit ? Un poème, une musique; une trahison de soi-même que le livre suivant, le prochain poème, la prochaine musique rectifieront. Jusqu’à la fin, jusqu’à la mort. Toutes nos décisions viennent d’une part ignorée de nous-mêmes. Violentes parfois, avec l’allure de la détermination la plus franche, elles sont le produit d’un hasard agencé qui peut tout juste nous convenir à un moment précis de notre vie parce qu’il entre fortuitement en résonance avec notre histoire, pensait-elle, dans la moiteur de la nuit, au fond du jardin. La musique envahissait l’air nocturne. Les notes caressaient chaque corps présent avant de glisser le long des murs du vieux château et de s’évanouir au milieu des étoiles. Elle souhaitait que se perdent certaines des images qui la poursuivaient, qu’elles s’évaporent dans le ciel nocturne et cessent de s’accrocher comme des enfants insatisfaits et pleurnichards. Elle espérait abandonner une lutte stérile, une résistance épuisante contre des fantômes devenus depuis longtemps inoffensifs. Les jours s’égrenaient dans la langueur, la trop forte chaleur nécessitait une résistance de tout instant, et tandis que le corps luttait pour maintenir son équilibre, des images continuaient de flotter autour de sa tête sans lui laisser le moindre répit comme des mouches obstinées.

La première page

Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais la première page d’un roman a très souvent le pouvoir de me révéler un grand romancier ou un grand écrivain.

Ceux qui écrivent connaissent cette difficulté de trouver le bon début dans toutes les pages écrites, dans cet amoncellement de mots pas toujours dans le bon ordre. Il faut assembler, couper, déplacer des pans entiers.

Je me souviens de ces premières pages qui sont des prémisses d’un plaisir intense. Proust bien sûr mais aussi  « L’homme sans qualités » de Musil. Vous souvenez-vous :

« On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. »

C’est ce qui arrive avec les romans de Louise Erdrich :

 » Le fusil s’enraya après le premier coup de feu et le bébé resta debout, cramponné aux bords du berceau, les yeux fous, hurlant à plein poumons. « 

Et là, on se plaît à s’imaginer une chambre d’hôtel où sans être dérangé on pourra lire d’un trait ce roman jusqu’à la dernière page.

( « La malédiction des colombes » Louise Erdrich).


Mettre à l’abri

En ouvrant « Un captif amoureux » de Jean Genet, j’ai trouvé cette phrase, une citation en forme de note manuscrite en tête des épreuves :

« Mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles,car elles sont dans le désert, où il faut aller les chercher. »

Lorsque le quotidien m’hypnotise au point que je ne trouve rien à inventer,  que le découragement et la force d’inertie l’emportent, que la mémoire des sensations vécues se dissipe, et qu’elles s’évanouissent alors comme les rêves du petit matin…

Penser à me souvenir de cette phrase.




Le Moulin sous la neige

Le soleil brille à nouveau sur une ville blanchie. Le départ en voiture pour le marché de Noël de Strasbourg n’aura pas eu lieu, intempéries obligent.

Hier le moulin a failli disparaître sous la neige.

Restent les lectures possibles : « La correspondance de Chateaubriand avec la Marquise de V…»

Pierre Michon « Le roi vient quand il veut »,

les « Lettres en provenance de la nuit » de Nelly Sachs récemment traduites par Bernard Pautrat,

« Vers l’âge d’homme » de J.M. Coetzee.

J’aime la neige à Paris.

Elle se disait…

Elle se disait que la vieillesse est le révélateur de toutes les inégalités, le lieu même de l’injustice. Les uns la traversent avec honneur et dignité tandis que d’autres, irrévocablement démunis, ont peu à peu perdu leur dignité. Sans  même s’en être aperçus, ils sont devenus des êtres dépendants, que nous refusons de reconnaître, répétant sans cesse les mêmes mots, les mêmes propos sur le temps ou sur la soupe qu’on vient de leur servir, ne se souvenant plus de qui ils étaient, de leurs goûts, de leurs préférences. Lentement, mais inexorablement ils nous rejettent de leur univers, ils ont oublié leur attachement pour nous,  nous leur sommes, nous leurs enfants, indifférents, tous les liens se sont défaits. Ils nous échappent, offusquent et choquent notre toute-puissance, notre illusion de maîtrise. Nous sommes abandonnés, seuls avec notre impuissance à les sauver de la destruction.

De l’Allemagne

Elle marche dans les villes allemandes.

Le long du Neckar, elle suit du regard la ligne de l’eau et des collines boisées.

À Heidelberg la tranquille, elle laisse l’apaisement s’installer doucement en suivant les contours des paysages.

Mannheim. Würzburg. Rothenburg. Une partie d’elle-même répandue dans ces paysages dits « romantiques ». Des ruelles aux façades préservées, maintenues dans une identité historique  abusive contrastent avec des rues d’une largeur démesurée entièrement reconstruites après les bombardements alliés de 1945. Elle traverse ce choc des mémoires, lit  les récits  commémoratifs, regarde les images des ruines qui tapissent les murs d’une salle d’exposition où figure aussi la maquette de la ville au lendemain des bombardements alliés. Würzburg après le 9 mars 1945.  Elle évite d’écouter les commentaires de deux couples allemands regardant les photographies placardées aux murs, le discours d’un maire de la ville, mais ne peut éviter d’entendre les exclamations de stupéfaction et d’horreur. Sa gêne, son malaise la poussent à abréger sa visite. Les morts civils, femmes et enfants contre les morts des camps de concentration gazés et exterminés. Une comparaison insupportable.

L’Allemagne, se dit-elle, a peu de morts héroïques à présenter à sa conscience. Elle se souvient de G.W. Sebald, un des premiers écrivains allemands à avoir déploré les morts et les destructions des bombardements alliés, et à avoir été accusé par des universitaires américains de « négationnisme ».