Défaillances

grange

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Détail porte grange

Détail porte grange

Banc

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Difficile d’être présente et de ne pas subir toutes ces petites défaillances quotidiennes, de ne pas sentir ce qui coince, empêche, entrave, limite, restreint, ligote.
Difficile de se débarrasser de paroles et de gestes compulsifs, ces automatismes censés nous protéger, de la peur du vide sans doute.
Mais il me suffit parfois, à de rares moments, d’arrêter un instant ma marche, de humer l’air, de lever les yeux vers les nuages, pour me donner l’envie de chercher des détours dans ces chemins tracés d’avance.
Difficile d’avancer coûte que coûte de contourner les obstacles, d’éviter les accidents de parcours, toutes mes petites défaillances possibles, les faux pas et autres hésitations. Comme s’il s’agissait de maintenir le cap dans la tempête ou de se tenir en équilibre alors que la terre se dérobe sous mes pieds, que les éléments se déchaînent, que les systèmes les plus sophistiqués lâchent sournoisement.
Et puis quelques pas, une gare, un voyage en train, une ville inconnue et au détour d’une rue soudain je lève les yeux vers un horizon qui vient de s’ouvrir brusquement. L’envie me prend d’ouvrir une porte et de pénétrer dans un lieu inconnu. J’imagine la rive d’un fleuve immense comme un appel à l’inconnu et une puissante aspiration à m’écarter de tous ces chemins balisés s’empare de moi.
Je n’ai plus peur de flotter, de naviguer, je suis en partance pour un ailleurs lointain où un simple détour de ma route et j’oublie tous mes lieux familiers.

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Jusqu’au bout du quai

Elle ne l’avait pas remarquée tout de suite.

Elle était assise dans un coin reculée du restaurant, seule à une table, tassée,   la tête rentrée  dans les épaules, à peine reconnaissable, le nez pointé vers la table comme si elle était sur le point de s’endormir, une mèche de ses cheveux blancs effleurait la table.

Elle s’était approchée de la vieille femme lentement pour ne pas l’effaroucher.

Ce n’est qu’au bout de quelques instants, alors qu’elle s’était déjà assise, que la vieille femme avait remarqué sa présence à moins qu’elle n’ait attendu qu’elle soit assise pour faire comme si elle venait de la voir tandis qu’elle était plongée dans ses pensées.

Elle n’a pas changé, s’était-elle dit.

Impossible de savoir si elle jouait la comédie.

Ah c’est toi?

Comme si elle venait de la quitter, à peine quelques instants auparavant. Comme s’il était normal et habituel qu’elles se retrouvent là toutes les deux dans le café d’une petit ville de bord de mer qu’elles ne connaissaient ni l’une ni l’autre.

Elle proposa de sortir et de faire quelques pas sur le quai en direction de la jetée.

La vieille femme se leva et la suivit sans faire de difficultés. Elle se tenait droite à présent, regardait devant elle comme si elle s’attendait que quelque chose surgisse  de cet espace vers lequel elles allaient s’avancer ensemble jusqu’au bout du quai, là-bas, vers la jetée.

Le vent du large fouettait les visages, les embruns obligeaient les deux femmes à plisser les yeux  tandis que le soleil d’été brûlait la peau de leur visage.

Elles marchaient, s’éloignaient ensemble.

La vieille femme rompit le silence, parla, parla dans un flux de paroles étourdissantes que rien ne pouvait interrompre. Elle avait vécu ici à un moment de sa vie, avait habité là au bord de la mer, toute seule, bien avant la naissance de sa fille, c’est là maintenant qu’elle voulait revenir, rester là pour toujours car c’est là qu’elle avait été heureuse, que ses jours s’étaient écoulés paisiblement à regarder la mer et à courir sur la plage. C’était la maison de sa grand-mère et elle devait revenir et reprendre cette maison qui était à elle, maintenant.

Nous allons marcher jusqu’au bout du quai, dit celle qui l’accompagnait, jusqu’à la jetée et nous reprendrons le train.

Fallait-il lui dire que jamais elle n’avait connu cette ville du bord de mer, qu’elle n’avait pas vécu avec cette grand-mère dont elle inventait soudain l’existence, que sa vie s’était déroulée tout entière à Paris depuis sa naissance jusqu’à maintenant. Quelle vague l’avait submergée, quel besoin soudain et impératif d’un ailleurs s’ouvrant sur le large avait poussé cette vieille femme à prendre un train pour partir, elle qui n’avait jamais voyagé seule.

Défaillances

Difficile de ne pas chercher des détours dans les chemins que nous traçons quotidiennement pour nous-mêmes, d’avancer coûte que coûte sans chercher à contourner les obstacles, les accidents de parcours, tout en évitant nos petites défaillances possibles, nos faux pas et autres hésitations clopinantes. Comme s’il nous fallait maintenir le cap coûte que coûte alors que la terre se dérobe sous nos pieds, que les éléments se déchaînent, que les systèmes les plus sophistiqués lâchent sournoisement.

Et puis quelques pas, une gare, un voyage en train, une ville inconnue et au détour d’une rue soudain nous levons les yeux alors que l’horizon s’ouvre brusquement comme le rideau rouge d’un théâtre. Nous voyons la rive d’un fleuve immense comme un appel de l’inconnu alors qu’une puissante aspiration à nous écarter de tous les chemins balisés s’empare de nous. Et cette soudaine envie de bifurquer, de faire un pas de côté nous apparait comme un accident de parcours, comme une irruption troublante de l’imprévisible.

Mais serons-nous alors capables de suivre cette envie de vagabondage qui vient contrarier nos projets les plus tenaces et nos itinéraires fléchés?